Karls Jaspers : Psychopathologie générale

La nouvelle édition de la Psychopathologie générale de Karl Jaspers est en librairie depuis quelque temps déjà, avec une nouvelle introduction au texte de Federico Leoni, membre de l’Ecole de psychothérapie et de phénoménologie clinique, en plus de celle classique de Umberto Galimberti.

Vous trouverez ci-dessous un extrait du nouvel et intéressant essai introductif fourni.

Kars Jaspers et sa vision de la psychopathologie

Karl Jaspers s’occupe de Nietzsche à plusieurs reprises, lui dédiant des cours de leçons qu’il a ensuite rassemblés dans un grand volume de reconstruction globale, et s’inspirant de lui pour quelques réflexions remarquables sur la relation entre santé et maladie qui apparaissent pour la première fois dans la deuxième édition de la Psychopathologie Générale (1920), puis trouvent une formulation plus relaxante et définitive dans le quatrième.

Déjà dans les pages de la deuxième édition de la Psychopathologie Générale nous lisons que l’homme est un « être » malade à cause de sa propre incomplétude, que dans un certain sens ce qui donne l’homme à la liberté et à sa créativité particulière est aussi ce qui marque son imperfection, son manque structurel, son absence fondamentale.

Dans la quatrième édition de Psychopathologie, Jaspers revient plus en détail sur le problème. Par exemple, il observe que la vie humaine est habitée par une forme inéluctable de « danger », qui est à la fois son ouverture créatrice et la possibilité constante d’échec, de déviation et de délire au sens le plus large.

C’est en pensant à ces pages relativement tardives de Jaspes que l’on peut saisir quelque chose de profondément nietzschéen dans la vision globale de la Psychopathologie générale, ou plutôt de l’anthropologie qui lui sert de fond.

L’anthropologie de Jaspers est essentiellement une anthropologie de la vulnérabilité, pour reprendre une expression de Jakob Wyrsch récemment et heureusement reprise, et inversement, le point central de cette inflexion du discours de Nietzsche représente une spécificité de la lecture que Jaspers en fait, contrairement à Heidegger ou aux autres grands interprètes Nietzsche du XXème siècle.

Le problème clé est ce qu’il faut entendre par « pouvoir » chez Nietzsche, un grand penseur d’un « pouvoir » dont la définition est loin d’être simple et compréhensible même pour ses exégètes les plus fins. Si, par exemple, on lit les fragments à titre posthume, à partir du début des années 80, il est très clair que Nietzsche pense que le puissant, entre deux êtres, est le plus ouvert, le plus assimilable, le plus dévoué à incorporer ce qui est lointain et à la limite étrangère.

Mais cela signifie aussi que plus l’être est puissant, moins il peut se défendre et se garder, moins il peut se maintenir à sa propre mesure prudente, à sa propre identité sécurisée acquise. Le problème, c’est le martèlement, pour cet homme profondément malade qui était Nietzsche. Qu’est-ce que ça veut dire d’être d’accord ?

Qu’est-ce que cela signifie d’être en bonne santé ?

La question du bien ne peut plus être réglée par une loi qui distingue prudemment l’assimilable de l’inassimilable, le tolérable de l’intolérable. Un être « puissant » peut ou doit tout d’abord réaliser son ouverture maximale à la nouveauté, à l’événement, à l’inattendu. Se défendre du nouveau, réagir à l’inattendu, ce sont précisément les personnages « réactifs », les organismes les plus faibles, les hommes du ressentiment, comme les appelait la généalogie de la morale.

A la fin des années 1880, Nietzsche, d’une part, ne pouvait supporter en vérité cette conclusion simplement dionysiaque, c’est-à-dire nietzschéenne dans sa quintessence. En d’autres termes, il ne peut supporter que le pouvoir soit lié à la fragilité, à la possibilité essentielle d’échec. C’est une pensée trop chrétienne, pour le penseur qui se voulait anti-chrétien par excellence.

Une pensée digne de saint Paul. Nietzsche ne peut cependant pas se retirer de ce seuil sur lequel il s’est penché. La santé ne peut plus prendre la forme de la « possession » d’un certain état optimal, de la coïncidence de l’organisme avec un certain fonctionnement normalisé, coïncidant avec un programme préétabli. Être « bon » signifie demeurer dans cette ouverture, cet excès, cette blessure qui garantit le pouvoir du pouvoir, le délivrant à chaque instant à l’impuissance et à la déviation.

L’œil kierkegadien de Jaspers pourra profiter de ces intuitions nietzschéennes, faisant de la psychopathologie une anthropologie. Non seulement en ce sens qu’il s’agirait d’une psychopathologie « consciente » de ces prémisses anthropologiques qui, sous couverture, guideraient encore, mais dans le sens d’une pensée éloignée, la pensée de la psychiatrie.

Mais aussi dans le sens où l’anthropologie de l’homme Jaspersien ne peut être qu’une anthropologie anthropo-pathologique, une anthropologie qui parle d’un homme structurellement malade, pas seulement accidentellement. Ainsi, si nous repensons à une célèbre formule Jaspersienne, selon laquelle la folie est une pathologie de la liberté, nous devons conclure que la folie est une pathologie de l’être humain.

C’est une pathologie de la liberté, parce que la folie est ce qui mortifie la liberté elle-même, enfermant le sujet dans une répétition sans variation, dans une cage qui réécrit chaque expérience selon les modules d’angoisse et de perte. Et c’est une pathologie de la liberté, parce que la folie est ce qui vient directement de la liberté humaine.

C’est parce qu’il est structurellement libre de la répétition d’une « donnée », d’une nécessité environnementale, d’un programme génétique, de tout déterminisme psychique ou biographique, que l’homme se trouve sans défense face à son propre devenir, privé des vêtements et des habitudes, des mécanismes et automatismes qui le garantiraient du risque de possibilité kierkegadien.

Le nécessaire est une garantie dans la mer du possible, et plus encore dans le tourbillon de la création du possible. La nudité du sujet jaspersien, en revanche, marque le risque de déraillement et en même temps la chance d’un rendez-vous dévoilé avec le monde et les autres.

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